Cette chronique a été initialement publié dans le journal La Sentinelle.
Par Marie-Claude Duchesne
Toute reproduction intégrale de ce texte est interdite. (L.R.C. (1985), ch. C-42)
Chibougamau, 1959. Jos Jourdain et Lucien Demers se présentent dans une vielle tente en forêt. Un homme y vit seul. Il a près de 80 ans et est bien faible, maintenant incapable de prendre soin de lui-même. Le vieux prospecteur habite dans les bois depuis des décennies. Venu de France, il a parcouru le territoire au temps de la traite des fourrures et des chercheurs de cuivre. Il s’appelle Gabriel Fleury
Pour un personnage qui a marqué l’histoire de Chibougamau au point d’avoir des lacs et – autrefois – un monument à son nom, la vie de Gabriel Fleury est entourée d’un grand flou. S’il a vécu et arpenté nos forêts il y a moins d’un siècle, les informations à son sujet sont pourtant parcellaires. Il serait né entre 1875 et 1878, dans la région de Lyon en France.Les témoins s’accordent pour dire que Gabriel Fleury arrive au Canada vers 1900. On retrouve en effet un seul Gabriel Fleury dans les registres de passagers des navires entrant au Canada. Il débarque donc à Halifax, le 16 novembre 1900. Il déclare avoir 25 ans, être Français, marchand, et se rendre au Québec. Je dis bien il déclare, car à l’époque, il est facile de mentir ou d’omettre des renseignements à la frontière. On ignore ce qui le pousse à quitter sa terre natale pour refaire sa vie au Québec. Toujours selon les registres, il ne retourne pas en France entre son arrivée et 1935. Lui reste-t-il seulement de la famille là-bas ? Chose certaine, on immigre toujours dans l’espoir d’une vie meilleure.
Selon ceux qui l’auraient côtoyé dans ce qui deviendra Chibougamau, Gabriel Fleury aurait œuvré à son compte comme vendeur itinérant pendant un temps, le long du chemin de fer entre Québec et Roberval. Ce travail l’amène probablement aussi en Haute-Mauricie, alors que le chemin de fer s’y construit. Nous ignorons pourquoi il aura changé de carrière, mais comme beaucoup de Français qui débarquent au Canada à l’époque, il se tourne vers la traite des fourrures.Fleury établit ses opérations à Chambord, et vit au rythme du commerce des fourrures. Il quitte vers le lac Mistassini pendant l’hiver et y échange des pelleteries aux autochtones, qu’il revend au sud au cours de l’été. En faisant ainsi, il devient un petit concurrent – très petit et local – de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Cela ne l’empêche pas de fréquenter les postes de traites de Chibougamau et de Mistissini, où il est connu du personnel.
La vie de Gabriel Fleury est difficile à retracer. Dans les recensements canadiens de 1901, 1911 et 1921, on ne trouve aucune trace de lui au pays. Le mode de vie qu’il s’est construit le font régulièrement disparaître des registres... Et nous rendent aujourd’hui la vie bien difficile !Lors du recensement de 1931, on retrouve Fleury à Mistissini. Il est installé temporairement au poste de traite. Célibataire de 53 ans, son métier est traiteur de fourrure. Il ne se déclare pas veuf ni séparé. Il ne se serait jamais marié. Cela ne l’empêche pas de s’accoter un temps avec une dame de Chambord, à qui il offrira un des seuls portraits qui reste de lui.
Au cours des années 1930, le territoire fréquenté par Fleury est visité par de plus en plus de prospecteurs. A-t-il été frappé lui aussi par le rêve d'un nouveau Klondike ? Ou doit-il ajouter une corde à son arc avec la disparition des animaux à fourrures ? Quoi qu’il en soit, Fleury qui ne connaît rien à la géologie commande une trousse d’échantillons, quelques livres, et se lance à son tour, dans la prospection. Il installe un campement à la Baie Proulx, au bord du lac aux Dorés. Il y passe ses étés à prospecter, et poursuit la traite des fourrures l’hiver. Vers 1934-1935, Gabriel Fleury entreprend la construction d’un moulin à eau pour broyer ses échantillons de minerai. L’homme a beau s’être improvisé prospecteur sur le tard, il est ingénieux. Il trouve un ruisseau avec un débit et une pente suffisante pour faire tourner la roue de son moulin. C’est à pied, le sac à dos rempli d’échantillons, qu’il parcourt le chemin entre ses claims du lac Sauvage et son moulin.
Au déclenchement de la guerre en 1939, les prospecteurs désertent la région du lac Chibougamau. Rares sont ceux qui restent sur place. Fleury lui, poursuit sa vie solitaire en forêt. La reprise de l’exploration minière après la guerre marque sa période la plus prospère. L’homme a une avance et ses claims commencent à rapporter. En 1946 il s’associe avec 2 dames d’Alma pour fonder une petite compagnie minière, la Fleury Mica Mines Ltée.Il a beau passer de long séjour seul en forêt, Gabriel Fleury n’est pas pour autant isolé. Il lit la presse, retourne régulièrement à Chambord où il semble avoir gardé un pied à terre, en plus de ses relations d’affaires. Il est optimiste quant à l’avenir de la région. Dans une lettre ouverte qu’il publie en 1936, il déclare que l’avenir du Québec se trouve dans le potentiel minier du lac Chibougamau.
À la fin de sa vie, Fleury quitte sa cabane à la baie Proulx mais continue de vivre en forêt. Son vieux moulin tombe en ruine, sur le site d’une ville qui naît. Toujours solitaire, le vieil homme qui n’a connu que la forêt a une fin de vie nébuleuse. Vers 1959 il est retrouvé dans sa tente mal en point par Jos Jourdain et Lucien Demers, qui le confient aux services sociaux. Il quitte vers le Saguenay ou le Lac Saint-Jean, ou il décède on ne sait quand, probablement dans l’anonymat.
Gabriel Fleury aurait pu tomber dans l’oubli le plus complet si en 1978 à l’initiative de Jean-Claude Simard, puis en 1993, la Société d’histoire n’avait pas entrepris la reconstruction d’un moulin et la collecte de quelques souvenirs au sujet de Fleury. D’ailleurs, c’est 2 moulins qui seront reconstitués au fil des ans sur le ruisseau exploité jadis par le prospecteur. Ils seront malheureusement la proie de vandales et ne feront pas long feu.
Photographies :
- Gabriel Fleury, vers 1910. Collection P5 SHBJ | P5,S2,SS1
- Gabriel Fleury et son moulin, vers 1950. Collection P5 SHBJ | P5,S2,SS4,D56.P3
- Première reconstitution du moulin Fleury au parc Lions de Chibougamau, vers 1978. Collection P5 SHBJ | P5,S2,SS4,D56,P14
- Deuxième reconstitution du moulin Fleury, vers 1993. Collection P5 SHBJ | P5,S2,SS4,D56,P27